Les mains dans le moteur, c’est une série d’articles dans lesquels j’expose mes conceptions au sujet de la création ludique, vue de l’intérieur. Trois articles ont déjà été publiés ici
Le premier traitait de la frustration, le second de la tentation, et le troisième de la satisfaction.
Pour son numéro 100, la revue Plato m’a offert une tribune libre, et c’est ainsi qu’est né cet épisode 4, partagé en 2017 avec la communauté de Tric-Trac, et que je me réjouis de partager aujourd’hui ici avec un texte enrichi de mes humeurs du moment.
Il est assez communément admis, en littérature, que chaque écrivain construit son œuvre autour d’un ou plusieurs fils rouges qui lui sont personnels, reliant ses différents ouvrages, quel qu’en soit le style, ou le thème général.
Il en est de même pour les auteurs de jeu. Lorsque la ludographie d’un auteur est suffisamment conséquente, on peut identifier ces fils rouges qui, finalement, sont intimement liés à sa personnalité, là encore quel que soit le thème visible du jeu.
En ce qui me concerne, un des éléments récurrents que l’on peut retrouver de jeu en jeu concerne la disparition.
J’ai pris conscience de ce concept dans les années 80, suite à une lecture de la revue Jeux & Stratégie, à un moment où je n’avais encore aucune idée que je mettrai moi-même les mains dans le moteur. C’est grâce à cette revue que j’ai découvert qu’il y avait une vie après le Monopoly. J’attendais avec impatience chaque nouveau numéro avec une gourmandise toute particulière pour les articles décrivant ces jeux dont j’ignorais tout, mais dont j’imaginais des parties virtuelles juste en lisant le descriptif et les commentaires. C’est ainsi qu’un jeu, tout particulièrement, a retenu mon attention, au point de me fasciner : Isola
Il s’agit d’un jeu abstrait, pour deux joueurs (tiens, tiens …), basé sur un principe tellement simple : à son tour le joueur doit déplacer son pion d’une case, puis il élimine une case du plateau (ici en appuyant dessus avec son doigt pour la « déclipser » du plateau). Le premier qui ne peut pas jouer, parce que son pion est isolé, a perdu.
Je n’ai jamais joué à ce jeu, n’ayant jamais eu la chance de le posséder. Mais j’ai lu et relu l’article, de façon presque hypnotique. Ce qui me fascinait, c’était la disparition progressive de la surface de jeu.
Dans beaucoup de jeux, l’aire de jeu se retrouve peu à peu saturée, au fur et à mesure des choix des joueurs (Othello – Go – Pente et autres morpions par exemple). Ici, le parti pris est totalement inverse. J’ai trouvé ça brillant. Je me suis alors demandé si d’autres jeux étaient déjà basés sur ce concept. J’en ai alors identifié deux :
– Le solitaire, qui date probablement de l’antiquité, illustre lui aussi bien la notion de disparition, puisque chaque coup va conduire a consommer un peu de la surface de jeu, et donc le nombre de possibilités restantes, jusqu’à en arriver, comme dans Isola, à une fin de jeu par blocage.
– Le jeu de Nim, lui aussi d’origine très ancienne, et répandu sur tout le globe sous des appellations diverses (fan-tan en Chine, Tiouk tiouk en Afrique), est construit sur le concept de disparition. Ce jeu est plus connu chez nous sous le nom de « jeu des allumettes ». On verse un paquet d’allumettes sur la table. Chacun des deux adversaires va retirer, à son tour, 1, 2 ou 3 allumettes. Celui qui es obligé de prendre la dernière a perdu.
Si la découverte d’Isola m’a permis de découvrir ce concept de disparition, il apparaît bien qu’il est en fait le moteur de base de jeux beaucoup plus anciens, et répandus un peu partout sur le globe. Même si chacun de ces jeux est abstrait, on peut y voir une approche symbolique : on peut en effet proposer un parallèle entre l’expérience ludique procurée par ces jeux, et le parcours d’une vie. Jeune, l’individu se retrouve face au sentiment que tout est possible. Une « infinité » de choix s’offrent à lui. Choix qui se réduisent au fur et à mesure que l’âge avance. Le temps est compté. Les mouvements moins aisés. Jusqu’à, finalement, l’issue finale, inéluctable. En tout cas, en ce qui me concerne, il est assez probable que cela ait fait écho à des préoccupations très personnelles.
Complémentairement, ce concept de disparition est particulièrement intéressant pour ce qu’il va générer en cours de jeu: Plus la partie avance, moins il y a de choix et plus ceux-ci deviennent cruciaux. Ce qui conduit à une tension palpable, qui monte crescendo tout au long de la partie. Le jeu n’est pas linéaire, on peut discerner un début, un milieu, et une fin, créant naturellement un semblant d’arc narratif, même sur une mécanique totalement abstraite. Des éléments particulièrement intéressant lorsque l’on souhaite conserver l’intérêt des joueurs jusqu’au bout de la partie.
Bref, ce concept ludique de disparition me parlant particulièrement, et étant particulièrement adapté au feeling que je cherche à générer autour d’une table de jeu, il n’est pas étonnant que mon travail se soit articulé régulièrement autour de lui, tout au long de mon parcours ludique.
Souvenons-nous…
2002 : Guerre & Bêêêh
Si ce n’est pas le premier jeu que j’ai créé, c’est par contre le premier qui a été publié. Et le premier qui a été un peu remarqué. Dans ce jeu résolument familial, deux troupeaux de moutons s’affrontent pour brouter la meilleure herbe. Ils vont donc petit à petit grignoter le plateau, jusqu’à disparition complète des jetons herbe, à la façon d’un pac-man, en quelque sorte, mais en faisant attention aux loups qui rôdent !
Ce jeu était sensiblement plus tactique qu’il n’y paraîssait. Pour l’anecdote, un internaute fameux affirmait urbi et orbi que ce jeu n’était que pur hasard, ce qui a énervé mon ami Serge Laget, grand joueur d’échec, qui, lui, avait bien vu que, si bien sûr le hasard était présent et assumé dans ce jeu résolument familial, il pouvait s’effacer si l’on savait un tant soit peu faire preuve de sens tactique. Alors il a défié l’orateur en duel, sur Lyon, et lui a infligé un sévère 7 à 0, peu compatible avec un résultat uniquement basé sur le hasard.
Ce jeu n’était pas exempt de défauts de jeunesse : en particulier la présence de cartes action rendait plus compliqué que nécessaire l’accès de ce jeu aux plus jeunes, alors que la thématique et le style lui-même du jeu s’adressait aussi à eux.
Alors… SCOOP… je suis heureux aujourd’hui d’avoir l’opportunité de pouvoir retravailler ce jeu, en changeant la thématique (on aura des jolies figurines de dinosaures herbivores et de Trex, avec Camille Chaussy aux pinceaux) . Sortie mi 2018 !
2004 : Atlas & Zeus
Encore un jeu pour deux joueurs. On ne renie pas ses influences !
Ici, la surface de jeu est constituée d’îlots, disposés en cercle, comme une sorte d’ATOOOOOOOOOLLLL (mais rien à voir avec les opticiens, hein !). Une vision très personnelle de l’Atlantide. A la fin de chaque tour de jeu, l’un des îlots va disparaître, entrainant dans les abîmes tous les personnages qui y sont présents, quel que soit le camp auquel ils appartiennent. Et le cercle des îlots va se rétrécir un peu plus. Et un peu plus encore. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul joueur possédant des personnages encore en vie. Pour devenir LE DERNIER DES ATLANTES. C’était d’ailleurs le titre de mon prototype, sans aucun doute plus percutant que Atlas & Zeux, et ma première confrontation à ce fléau de la volonté de notre unique dans toute les langues conduisant à des titres quasi systématiquement de type anglophone / latin / nom de lieu. Soupir…
2004 : Iglu Iglu
C’est cette fois-ci en compagnie de mon compère Bruno Faidutti que je suis reparti explorer les possibilités offertes par la disparition. Avec une thématique parfaitement en adéquation avec le concept mécanique : le jeu se passe dans le grand nord, et la banquise fond peu à peu. Deux à quatre joueurs vont lutter, à la tête de leur tribu d’esquimaux, pour prendre le contrôle des morceaux de banquise restant solides, et aussi pour se procurer plus de nourriture que leurs adversaires.
Tiens ça me donne envie d’y rejouer, là. Surtout sur notre prototype, que j’ai toujours préféré à la version finalement éditée.
2014 : Five Tribes
IL m’aura fallu presque 10 ans avant de revenir travailler sur ce concept de disparition. D’ailleurs, ici, ce n’est pas le plateau qui disparaît, mais les éléments qui y ont été placés dès le début de partie. Cette « disparition de Meeples » procure exactement la même sensation de tension allant crescendo et de choix cruciaux que celle procurée par la disparition de la surface de jeu elle-même.
Un jeu dont je ne me lasse pas. Apparemment je ne dois pas être le seul dans ce cas ! Je viens de recevoir pas plus tard qu’hier un message d’un couple de joueurs ne faisant pas partie de mon entourage, et m’envoyant les relevés de leur 491 parties come témoignage de leur passion pour ce jeu !! Inutile de dire qu’un grand sourire m’a accompagné toute la journée.
2015 : Tong
Certes, TONG n’a pas fait à ce jour l’objet d’une publication. Mais il est accessible en téléchargement gratuit, soit pour se le fabriquer le jeu en « print& play », soit pour y jouer en solo contre son téléphone/tablette .
Retour au pur jeu à deux. Et retour aussi à la disparition de la surface de jeu. L’objectif, est, comme dans cet Isola qui m’avait tant fait rêver, de rester le dernier joueur en course. Le mode de suppression des insectes mangés par le caméléon, peut, lui, être assimiler au principe du jeu de nim décrit plus haut, mais sous une forme plus perverse à l’aide de tableau croisé dynamique. Bref, TONG, c’est un peu le résultat de l’accouplement d’Isola et du Jeu de nim !
2016-17 : Hand of the King – La main du Roi
Parmi mes petits derniers, la Main du Roi, jeu dans l’univers de Game of Thrones !
Le jeu, s’il peut se jouer jusqu’à 4 joueurs, a avant tout été construit pour deux joueurs. L’idée de base est la même que celle de TONG. Comme je suis un garçon têtu, quand j’ai une idée ludique et que j’y tiens, je cherche toujours un moyen d’arriver à la partager. Alors pour réussir à séduire un éditeur, il m’a fallu modifier trois éléments:
– La thématique tout d’abord. Forcément, le Trône de Fer, c’est plus porteur.
– Le mode de sélection des éléments de jeu auquel on accède: exit le caméléon qui tourne autour du plateau. Il est remplacé par Varys, qui, lui se promène au coeur même de la surface de jeu.
– Enfin, et peut être surtout, modification de l’objectif: Tong offre une victoire couperet en tout ou rien. Ce qui fait que, alors même que le jeu ne comporte aucun élément aléatoire, beaucoup de joueurs on le sentiment d’agir « au hasard » dans les premiers tours, ne sachant pas trop quelle décision prendre en vue de cet objectif potentiel encore trop lointain. Dans la Main du Roi, le fait de chercher des majorités dans les différentes familles permet, dès le premier coup, de donner des objectifs court terme à chacun, au service de la stratégie long terme.
Et c’est ainsi que le concept initial est devenu plus lisible. Et surtout est devenu un autre jeu complètement différent !
2017: Oliver Twist
Au début était… Sobek ! Un jeu de cartes pas lié du tout au concert de disparition sujet de cet article. Et puis est venue cette envie d’utiliser le système de jeu initial de Sobek pour construire un autre jeu, basé sur l’univers d’Oliver Twist. C’est là que la disparition a fait.. son apparition 😉 !
La file de cartes du jeu initial a été remplacée par un joli plateau (merci Maud Chalmel) mettant en scène le Londres de l’époque, avec son réseau de ruelles entrelacées.
Le long de ces ruelles, les joueurs vont déplacer le pion « bande » (matérialisant la petite troupe de malfaiteurs en herbe) pour s’emparer de tel ou tel objet tant convoité par Fagin, leur commanditaire. Tour après tour, les joueurs vont donc décider de leur chemin pour vider peu à peu le plateau, la raréfaction des possibles créant cette tension croissante qui m’intéresse tant.
Sobek et Oliver Twist, malgré leur parenté, possèdent bien d’autres différences, mais je suis convaincu qu’en premier lieu c’est bien ce système de disparition progressive des éléments du plateau à la manière d’un Pac-Man qui confère à Oliver son identité propre, au point que je n’ai plus le sentiment de jouer au même jeu.
En conclusion :
Et voilà comment une lecture d’il y a plus de 30 ans, dans une revue aujourd’hui disparue, m’a interpellée au point de nourrir mon imaginaire et de devenir la source de 7 de mes jeux.
Malgré cette racine commune, chacun possède pourtant sa propre identité, et procure ses propres sensations ludiques. Nul doute que dans le futur d’autres de mes projets s’appuieront à nouveau sur ce concept de disparition, au service du besoin ludique du moment.
Et, qui sait, il me plait d’imaginer que, peut-être, la lecture de cet article sera source d’inspiration pour certain(e)s d’entre vous !