Pentominos, mon Amour – Des origines de la création

Note: cet article a fait l’objet d’une première publication sur Tric-Trac en août 2018

Je suis régulièrement sollicité pour des interviews, avec deux questions récurrentes :

  • D’où vient votre inspiration?
  • La première idée est-elle liée au thème ou à la mécanique ?

 

En ce qui concerne l’inspiration, je réponds invariablement que les idées arrivent un peu n’importe quand, surtout quand on fait autre chose d’absolument pas connecté au monde du jeu, et qu’elles sont issues de tout un tas d’influences emmagasinées au plus profond du cerveau, suite à des lectures de romans, de BD , au visionnage de films / séries, et aussi bien sûr aux expériences ludiques passées ou plus récentes, mais sans que cela soit conscientisé.

 

Et en ce qui concerne le thème ou la mécanique, j’indique qu’il ne s’agit de toute façon que d’outils au service de l’auteur pour créer l’expérience ludique de son choix, et qu’il ne fait pas oublier le troisième outil, qui peut lui aussi servir de point de départ : le matériel. Oui, on peut tout à fait avoir envie de faire un jeu pour manipuler tel ou tel type d’objet que l’on aime.

 

Aujourd’hui, je prends un peu de temps pour partager la fascination qui est la mienne depuis plus de 40 ans, pour un objet, éminemment ludique, qui a eu une influence très présente dans plusieurs de mes jeux : les PENTOMINOS

 

Commençons par le commencement. Qu’est ce qu’un PENTOMINO : il s’agit d’une forme géométrique obtenue par assemblage de 5 carrés unitaires. Avec cette contrainte de base, vous pouvez chercher encore et encore, il n’y a que 12 formes différentes réalisables (aux retournements près bien sûr).

J’ai découvert les pentominos, vers 14/15 ans, au travers d’une lecture. A cette époque j’étais friand de lecture de romans d’anticipation et de science-fiction. C’est ainsi que j’ai découvert Terre, planète impériale, de Arthur c. Clarke.

Dans ce roman, l’histoire démarre avec un grand-père faisant découvrir ces fameux pentominos à son petit-fils. La relation grand-père / petit-fils me parlant particulièrement j’ai tout de suite été captivé. Il lui explique donc ce qu’est un pentomino et lui demande de chercher toutes les formes possibles. En parallèle de ma lecture, sur un cahier à petit carreaux, je fais de même. L’enfant en trouve 11. Génial.. moi aussi j’en ai 11 !! Sauf que patatras, le grand-père annonce en fait qu’il en existe 12 et qu’il en a oublié un. Pareil pour moi. Alors je cherche. Et la solution est sous mon nez, bête, évidente, presque vexante : j’ai cherché toutes les formes « compliquées » et n’ai même pas eu l’idée d’aligner bêtement les 5 carrés pour faire la grande barre. L’enfant du roman a fait la même erreur. Tout ceci n’est que le début du roman, mais le mal était fait : j’avais découvert les pentominos. Et ils avaient commencé à imprimer quelque chose de durable dans mon esprit.

 

 

Le deuxième rencontre a lieu quelques années plus tard, vers la vingtaine, lorsque je découvre la revue Jeux & Stratégie. Le numéro 6 propose un dossier complet sur les pentominos, qui font d’ailleurs la couverture du magazine.

A noter qu’il est possible d’accéder aux numéros de cette revue depuis longtemps disparue grâce au site suivant : http://www.abandonware-magazines.org/affiche_mag.php?mag=185&page=1

Si le sujet vous intéresse, vous y trouverez le dossier complet évoqué ci-dessus !!

 

Toujours est-il que je comprends alors que j’ai, avec ces simples 12 pièces, un puzzle renouvelable à l’infini.

 

Car 5×12 = 60

 

Je peux donc tenter, avec ces 12 pièces, de remplir des surfaces rectangulaires de 3×20, de 4×15, de 5×12 et de 6×10.

 

Je peux aussi remplir un carré de 8×8, en enlevant 4 cases (mon goût pour la symétrie m’a amené à rechercher des solutions avec le carré manquant au centre). Je possède d’ailleurs une petite boite carrée de voyage qui m’a permis pendant des années de manipuler ces objets et chercher des nouvelles solutions, encore et encore.

J’ai aussi été fasciné par les « tripliqués ». Un tripliqué, c’est la réalisation d’une forme de pentomino de base, à l’échelle 3. Ce qui signifie que chaque carré initial est remplacé par un 3×3. Il faut donc 45 cases pour faire un tripliqué, et donc en théorie, on peut le remplir avec 9 des pentominos de base. Parce que souvent les images valent mieux que des mots, voilà un exemple de tripliqué du X (oui j’ai donné à chaque pièce un nom de lettre), avec le X à l’intérieur parce que c’est plus joli ;-).

Bref, grâce ou à cause de ce roman et de cette revue, les pentominos m’ont accompagné toute ma vie. Et on retrouve leur influence dans plusieurs de mes jeux :

 

 

 

Drôles de Zèbres :

 

A cette époque, je travaille encore dans l’industrie. Je participe à une réunion sans intérêt. J’y suis parce que quelqu’un du service doit « absolument » être présent, mais en fait, je n’y ai aucune intervention à faire, je n’y ai aucune valeur ajoutée. Bref, je m’emmerde. Alors comme souvent, quand c’est comme ça, en même temps que j’écoute au cas bien improbable où une réaction de ma part serait indispensable, je gribouille des dessins sur mon bloc à petits carreaux. Je commence à faire des formes géométriques, et ces formes, sans même y penser, ce sont des pentominos. D’un coup je réalise que je viens de « fermer » une surface parfaire de 5×6=30 cases, à l’aide de 6 pentominos différents. Un grand sourire me vient au visage lorsque je prends conscience que les pentominos de ma jeunesse ont refait surface, comme ça, sans même y penser.

 

Je regarde mon dessin, et me dis que ça pourrait faire une belle surface de jeu. Une surface avec 6 territoires, qu’il faudrait remplir. Comme le nombre de cases de chaque territoire est impair, je me dis qu’il faut faire un jeu à deux. Et remplir en totalité le plateau, avec 15 pions chacun. Parce que, du coup, dans chaque territoire, il y a forcément un des deux joueurs qui aura la majorité. Et si les gains associés sont différents d’une zone à l’autre, ça va forcément donner la tension nécessaire au jeu.

 

C’est là aussi, pendant cette réunion, que se met en place le système de remplissage du plateau, chacun limitant les choix de l’adversaire, tour après tour, de part le déplacement d’un pion tournant autour du plateau. Finalement, elle était cool cette réunion.

 

Le soir, en rentrant, je ferai le premier prototype. Mais en brisant l’harmonie de la taille des zones, pour qu’elles soient plus ou moins faciles à remplir et créer un rythme intéressant dans la partie. Elles resteront en nombre impair de cases, mais cette fois avec 3, 5 ou 7 cases par zone. Et voilà comment les pentominos ont été, un peu « à l’insu de mon plein gré », le point de départ de la création du plateau de Drôles de Zèbres (devenu aujourd’hui KIWARA et trouvable dans vos meilleurs boutiques)

Cléopâtre et la société des architectes :

Dans Cléopâtre, les joueurs sont des architectes qui construisent ensemble le palais de Cléopâtre. Un palais spectaculairement mis en boite par Days Of Wonder.

Un jeu avec de la corruption dedans, puisque pour construire plus vite et donc gagner plus d’argent que les autres, il va falloir se corrompre… mais à la fin de la partie le plus corrompu s’en va servir de pâture aux crocodiles. Du coup, avec mon compère ludo, il nous a semblé évident et nécessaire d’offrir aux joueurs la possibilité de se débarrasser d’un peu de corruption. Et là encore, les pentominos ont été nos meilleurs amis :

Nous avons mis en œuvre les « jardins du palais ». Au début ils sont simplement constitués de belle herbe et quelques vilains buissons. Lorsqu’ils sont en mesure de construire des mosaïques du palais (un des pentominos de base), les joueurs vont devoir le poser sur les jardins. Ils marqueront d’autant plus de points qu’ils recouvreront de vilains buissons avec le pentomino. Et mieux encore, s’ils emprisonnent une petite surface dans laquelle il n’est plus possible de poser un seul des pentominos restants, alors ils peuvent y déposer une statue à la gloire d’Anubis, leur permettant ainsi, en fin de partie, de se purger d’un point de corruption par case emprisonnée.

 

Un élément essentiel dans ce jeu. Une sorte de jeu dans le jeu en quelque sorte, offrant des dilemmes forts entre optimiser ses revenus et minimiser sa corruption.

 

(A noter qu’avec Ludo, on retravaille actuellement sur Cléopâtre, pour améliorer le jeu initial, et lui offrir une seconde chance avec un éditeur italien dans les mois à venir)

 

 

 

Scarabya :

Cléopâtre, dans sa version première, est resté quelque chose comme deux ans sur les étals. Et puis ensuite, les ventes n’ont plus été suffisantes pour justifier un nouveau tirage. Mais le goût d’assembler les pentominos pour isoler des petites surfaces ne m’a pas quitté.

 

Du coup, il y a maintenant 5 ou 6 ans,  m’est venue l’idée d’un jeu en mode « duplicate ».

Chacun possède son set de pentominos.

Au centre de la table, un paquet de 12 cartes mélangées faces cachées.

On retourne les cartes une à une, et, au fur et à mesure, On doit associé chaque nouveau pentomino à ceux déjà présents sur la table, avec comme règle simple que chaque nouvel arrivant doit en toucher au moins un autre (les connexions par les coins étant interdites).

Chaque pentomino a une valeur faciale de 1 à 5.

A chaque fois qu’on isole une surface de 4 cases ou moins, on score des points. La valeur de la surface étant égale à la valeur des pentominos l’entourant orthogonalement, multiplié par le nombre de cases de la surface.

Simple. Efficace. Addictif. En tout cas pour moi et tous les testeurs à qui j’ai fait jouer le jeu.

C’est donc avec foi et enthousiasme qu’en 2012 ou 2013, j’ai cherché un éditeur pour ce petit jeu mathématique. Sans succès. Avec une remarque principale: les joueurs n’aiment pas faire des multiplications et des additions. Et aussi qu’ils ont bien du mal à se repérer dans l’espace, ne sachant pas trop comment associer leurs pièces pour faire, à la fin, de jolis scores.

Bref, même si je ne suis pas en accord avec les remarques obtenues (je pense en effet qu’il n’est pas utile de sous-estimer les joueurs), ça a été une grosse déception.

 

Mais comme je suis du genre obstiné, j’ai gardé ce projet dans un coin de ma tête. En me demandant comment faire pour donner une apparence de simplicité plus importante.

 

Et si finalement, il fallait en revenir à un jeu avec un plateau, comme dans notre cléopâtre initial ? Du coup, qui dit pentomino + plateau dit Ludovic maublanc. On a toujours besoin d’un Ludovic maublanc quand on fait du game design. Et c’est tout naturellement que nous avons travaillé ensemble sur ce jeu.

 

Pour le jeu en mode multijoueur, on a conservé le principe du duplicate (chacun a son plateau et ses pentominos, et doit les poser dans un ordre identique pour tous). Mais le plateau nous a permis, en conservant les mêmes règles de connexion que dans le projet refusé, de très grandement simplifier le calcul de score des zones ET en même temps de guider un peu plus les plus perdus face à la géométrie grâce aux scarabées imprimés sur les plateaux :

En effet, il s’agit toujours d’isoler des surface de 1 à 4 cases. Mais cette fois, leur valeur est égale au nombre de cases x le nombre de scarabées sur ces cases.

Chacun cherche donc à faire les plus grandes zones en écrasant le moins de scarabées possible. Et ça marche très bien.

 

Cerise sur le Sunday (comme disent nos amis d’aoutre-atlantique) : le fait de disposer d’un plateau permet d’introduire une variante de jeu en duel, un contre un, sur un seul plateau. Rapide, tendu, tactique, tout ce que j’aime.

 

Et aussi un mode solo, dans lequel, cette fois-ci, on va tenter de cacher TOUS les scarabées du plateau. Facile ? hmmmm… pas tant que ça !!

 

C’est Blue Orange qui a décidé de s’emparer de ce jeu, qui va sortir tout bientôt, pour Essen. Le petit plus, c’est qu’ils ont décidé que chaque joueur disposerait d’un plateau et de pentominos issus d’un environnement différent : de l’Amazonie aux fonds sous-marins, en passant par le désert et les glaces de l’arctique.

Ah oui.. quand le jeu sera en boutique, je pense que je mettrai une petite variante sur le net, indiquant comment on peut jouer facilement à la version initialement refusée avec le matériel qui est ds la boite de Scarabya… 😉

 

 

En conclusion…

 

Voilà comment ces fameux pentominos m’ont accompagnés depuis l’adolescence, au détour d »une lecture plus marquante que je n’aurai pu l’imaginer..

 

Voilà comment ils ont ponctué mon parcours d’auteur.

 

Et s’ils sont totalement absents des jeux sur lesquels je travaille en ce moemnt (ré-édition de cléopâtre exceptée, bien sûr), il y a fort à parier qu’un jour ou l’autre, ils soient à nouveau un outil de choix vis-à-vis d’un futur projet.